La rosa azul et l’effet-mère – Mariana Alba de Luna
12 avril 2024

La rosa azul et l’effet-mère
Mariana Alba de Luna
Ma sœur n’a jamais parlé ; parce que c’est ainsi, et peut-être parce qu’elle n’a jamais voulu laisser résonner sa voix. Je me suis toujours sentie interpellée par ses silences et sa façon décalée d’être parmi nous. Adossée à la fenêtre, elle aimait, les yeux fermés, sentir les vibrations des voitures passer au loin ou, assise dans le jardin, regarder les minuscules fourmis incessantes. Parfois, très rarement, elle riait en regardant voltiger les petits « perroquets de l’amour » (los periquitos del amor), que notre mère a eu l’idée de lui acheter. C’était extraordinaire d’entendre le bruit de sa voix enfin surgir ! Depuis sa naissance, il n’y avait eu que ses murmures, ou sa colère explosive qui cogne et qui effraie. Et ensuite de nouveau le silence, toujours son silence. Elle était invincible avec son ballon de foot, dur et rassurant comme un bouclier de guerre, toujours collé à son corps. Le soir, comme le signe d’une grande confiance, elle venait me prêter quelques secondes son ballon pour que je le fasse voltiger en l’air. Et là son rire qui éclatait si festif, était de retour. Je vivais un moment de grâce d’une fragilité si précieuse et éphémère. Je ne pouvais que tenter de me situer dans un angle de son regard qui aurait pu me permettre de trouver la porte d’accès qui ouvrirait sur son monde. Mais mes tentatives se heurtaient toujours à un certain impossible. Ma sœur s’enfermait la plupart du temps dans son monde autistique et lui souriait de la même façon troublante qu’elle avait de sourire aux fourmis. Dès lors, à ses yeux, c’est moi qui n’existais plus. Il n’a pas été facile de comprendre pourquoi elle était si différente des autres. Entre autres, c’est grâce aux quelques inventions de ma mère que j’ai pu commencer à porter différemment cette énigme et ma souffrance d’avoir eu une sœur si singulière. Un jour ma mère la nomma la rosa azul. Et me dit que notre sœur était unique et singulière, un cadeau dans notre vie pour en prendre soin. La penser ainsi fit changer mon angle de vision et cela me confère aussi une valeur agalmatique en retour. J’étais devenue un de ses gardiens. Je me suis inventé la manière d’y parvenir.
Les parents des personnes autistes sont des inventeurs du quotidien et parfois, même des poètes. Nous ne sommes pas coupables de l’autisme d’un autre, de nos sœurs, nos frères, nos enfants. Mais nous sommes entièrement responsables de la façon dont nous avons, et aurons de réagir à leur autisme, des réponses que nous donnons. L’enfant autiste qui arrive dans nos familles, nous laisse sans reconnaissance, ni filiation, pour ainsi dire. De ce fait, nous sommes obligés d’aller chercher le recours nécessaire dans notre propre capacité à nous réinventer face à lui. De trouver une autre façon de faire « lien » fraternel avec lui, un lien d’humanité. Ceux qui trouveront la possibilité de se réinventer et de faire face au vide existentiel auquel ils nous confrontent trouveront aussi un chemin vers sa singularité et sa différence, celle de l’autisme. Dans ce refus primaire de l’autiste, ils trouveront comment faire don de sa voix, comment faire avec l’enfant, le jeune ou l’adulte, et ses symptômes.
Position complexe certes, car le temps passé à côté de lui est sans mesure, non évaluable. Mais c’est opter pour la création de sa propre présence, le pouvoir et le droit de se réinventer chacun. Il me semble que les mères et pères qui réussissent cela, ou qui ont eu cette possibilité, très souvent sont ceux qui ont eu affaire à un parcours thérapeutique personnel, voir analytique, comme ce fut pour mon cas. Ou qui ont pu trouver un lieu d’écoute auprès des professionnels pour traiter leur souffrance, décollée de l’existence de leur enfant. Il est certain, que pour la plupart, ils ne seront pas obligés d’avoir recours à des méthodes coercitives pour croire ainsi, pouvoir exister autrement face à leur enfant autiste.
Illustration : Claudine Pourbaix – Ateliers du 94