La Voix des Saules – Shirley Matorin
23 juin 2024

Illustration (détail) : Chantal Berger – Ateliers du 94
La Voix des Saules
Shirley Matorin
« Je voulais que mes livres et moi avancions sans tache. Que rien ne puisse nous contredire ni nous faire vaciller. […] Mon besoin de perfection, l’autre nom de la manie du contrôle, m’aveuglait.[1] »
Le jour où Nathalie Skowronek accepte d’animer des ateliers d’écriture aux Saules, centre de jour psychiatrique situé à Bruxelles, elle est dubitative. Elle se demande si elle est à la hauteur de ce qu’on pourrait attendre d’elle.
Elle arrive dans ce lieu et rencontre des êtres en souffrance, des personnes pour lesquelles le réel de l’existence a gravé des cicatrices indélébiles, et qui s’inscrivent – chacun à leur manière – dans ce lieu où il est possible de déposer quelque chose de leur singularité.
Le programme qu’elle a imaginé, elle doit d’emblée le réinventer, pas question de se cantonner à un canevas préétabli où chacun doit amener quelque chose, pas question de se mettre en position de savoir face à ces personnes qui ne sont déjà que trop sues, interprétées, évaluées au travers de grilles de lecture standardisées. Il va falloir faire autrement, inventer une modalité qui permette une rencontre, singulière avec chacun.
Mais comment ?
Au gré des ateliers, les participants se jettent à l’eau, déposent quelque chose de leur souffrance, de leur expérience singulière. Ils acceptent de jouer le jeu. Ils dévoilent à leur manière leur parcours : solitude, envahissement… Chacun sa jouissance.
Face à ce déferlement de réel, N. Skowronek est contrainte de se réinventer, de devoir envisager les situations par le biais d’un autre prisme. On ne peut juste se cantonner à être spectateur de la souffrance de l’autre ; celle-ci nous confronte à nos propres mécanismes de défense et à nos propres souffrances, à la manière dont nous nous protégeons du réel.
Confrontée par ailleurs à des difficultés d’ordre personnel, le monde de N. Skowronek se met à se dérober : elle perd brusquement le contrôle, ce contrôle qu’elle avait conçu comme une protection. Tout à coup, une fragilité qui avait tenté de se taire se met à nu, elle vacille ; son monde se défait. Bas les masques !
Mais quand son masque tombe, qui est-elle vraiment ? C’est le moment zéro où l’on se rencontre soi-même avec les difficultés que cela implique, ce moment où on est acteur de la rencontre avec l’Autre, et avec nous-mêmes. De La Voix des Saules, elle transite vers la Voie des Saules, chemin inéluctable qui comporte un avant et un après et qui transformera à jamais le sujet. À présent, le chemin à parcourir ne sera plus tracé d’avance, mais il permettra de faire trace.
Cette œuvre est primordiale et concerne chacun de nous, chacun qui, un jour, s’est trouvé confronté au réel de la clinique et qui a pu en saisir les enjeux, tant dans le travail d’accompagnement que nous tentons d’offrir aux bénéficiaires, que dans la mise en abime de tout ce qu’on pensait comme acquis.
Dans son écriture pleine de finesse et de justesse, N. Skowronek nous montre comment elle a pu se faire partenaire des sujets qu’elle a rencontrés aux Saules. Elle a pu se laisser surprendre par la singularité des participants, entendre leurs maux, leurs mots, leurs silences aussi.
En leur faisant une place de sujet, elle s’est également révélée à elle-même, comme sujet.
« Alors Josée au corps frêle me demande de sa voix de moineau brisé, et c’est comme si notre doyenne s’exprimait au nom de tout le groupe : Dans vos livres, vous parlerez de nous ? Je souris tristement. Demain me paraît tellement loin, tellement incertain, tellement flou. Je suis émue et leur répète qu’ils sont ma plus belle rencontre. Je voudrais ajouter : la plus vraie, la plus profonde, leur confier qu’ils m’ont révélée à moi-même[2] ».
[1] Skowronek N., La Voix des Saules, Paris, Grasset, 2024, p. 33.
[2] Ibid., p. 173.