Docile à l’autiste – Marine David
12 novembre 2024

Docile à l’autiste
Marine David
Jean, vingt-quatre ans, vit en famille. Il fréquente un centre de jour[1] pour adultes handicapés depuis qu’il est sorti de l’école spécialisée il y a quatre ans. Il s’y tient sur le bord et occupe le coin de la pièce principale devant une table remplie des dessins qu’il trace tout le long de la journée.
Nouvelle dans le centre qu’il fréquente, je rencontre d’abord les dessins de Jean avant de le rencontrer. Il a un trait tout à fait singulier : du bout des doigts, il trace des traits légèrement tremblotants mais sans repentir pour composer un dessin qui comprend tous les détails de ce qu’il a dans la tête (souvent des personnages mis en scène). Pour la spectatrice que je suis, c’est à la fois subjuguant et mystérieux. Il n’en faut pas beaucoup plus pour avoir envie de rencontrer l’auteur. Pourtant prévenue par des années de travail avec les enfants autistes, j’ai quand même adressé la parole à Jean ; l’effet a été immédiat : il s’est enfermé dans son capuchon.
Un traitement de ma présence est requis pour aller à sa rencontre. Je me suis mise à côté, sans plus sortir ma voix ou en parlant à l’assemblée sans le viser. C’est à partir de là qu’il m’a accordé une place à côté de lui, de manière ponctuelle.
Deux moments ont participé de notre rencontre. Nous avons fait ensemble un immense puzzle, tous deux partenaires de ce dur labeur. Et, après avoir mis à disposition ma tablette, Jean a laissé le mot Roblox s’échapper ; j’ai installé le jeu et nous avons pu jouer côte à côte : lui, grand habitué et moi, débutante peu douée. Jean a alors pu rire de mes ratés et me donner des explications avec des phrases très courtes prononcées d’une voix rocailleuse. Je me suis, dès lors, adressée à lui sur ce ton que je lui ai emprunté. À partir de là, à l’occasion, il a accepté mes interventions. Cela dit, cela ne suffit pas toujours et j’ai découvert, par exemple, que mes cheveux ne peuvent pas le toucher si je souhaite qu’il ne se referme pas – ce qui peut se passer quand je me penche vers son oreille à l’affût des petites bribes de mots qu’il prononce en ma présence. Si je fais attention à toutes ces coordonnées, si j’estompe suffisamment ma présence, alors, Jean peut « sortir la voix » et indiquer ce qu’il veut, ou au minimum dire oui ou non ; il fait oui de la tête et non avec son index.
Maintenant, quand il arrive le matin, il vient me chercher et me demande ma tablette ou vient me montrer un de ses dessins. Un appel téléphonique à sa mère nous a permis d’élargir les références de son univers animé. Grâce à cet appel, les personnages dessinés sont devenus identifiables : ils ont pu être classés par jeux, par versions de personnages, par noms. Ces noms ont pu s’écrire et Jean est preneur de ce type de travail : quand je lui laisse des documents imprimés, il recopie les noms ; il lui arrive de reprendre les feuilles chez lui. Tout récemment, j’ai fait un lexique des personnages de son jeu préféré. Il a participé à cet inventaire en me disant les noms des personnages.
Une semaine après, Jean m’adresse le mot moutarde quand il me voit le matin tout en s’emparant de mon téléphone. J’ai beau avoir désormais un plus large spectre de références communes avec lui, je ne trouve pas plus loin que colonel Moutarde – qu’il me confirme. Jean finit par me demander ma tablette, je le taquine parce qu’il est reparti sur ce qui me parait être ses vidéos habituelles : « eh bien, ce n’est pas comme ça qu’on va trouver le colonel Moutarde », lui dis-je. « Wait a minute », me répond Jean qui semble chercher un moment précis dans la vidéo sous-titrée en anglais. Je le laisse faire… jusqu’à ce qu’il s’arrête et me montre l’écran : commander Tartar est écrit sous le personnage ! Il souhaite qu’on ajoute ce personnage dans la liste de ceux qu’on travaillait la semaine d’avant…
[1]Centre Médori, centre de jour du CPAS de la ville de Bruxelles