Evelyne est un dame de soixante-trois ans – José Alcaraz Fajardo
25 février 2025

Évelyne est une dame de soixante-trois ans Illustration : Eliezer, Ateliers du 94
José Alcaraz Fajardo
Évelyne est une dame de soixante-trois ans. Elle vit au sein des Ateliers du 94 depuis vingt-six ans. Elle est aimable, accueillante. Elle porte le masque de l’angoisse. Elle nous apparaît encombrée de sacs remplis à ras bord. Nous ne savons pas ce que cela signifie. Est-ce la peur du manque, autre chose ? Mais ce qui interroge, c’est cette petite pochette attachée à son cou : réplique de son barda en miniature. Elle déborde « jusqu’au cou ». Cette pochette est donc elle aussi bien pleine, comme ses sacs et curieusement d’ailleurs comme son discours.
Il y a aussi l’excès d’usage d’un produit pour enduire ses lèvres contre les gerçures, ainsi que ses pommades hydratantes pour les mains. Autant de couches de protection pour un corps qui semble en fuite.
Depuis la création de l’atelier poésie, Évelyne se montre sous un nouveau jour, donnant à voir une autre facette de sa personne en dévoilant ses talents de conteuse à travers de longs poèmes. Son vocabulaire est plutôt étendu, mais l’élan qu’elle y apporte l’entraîne dans un débordement dont il faut mettre un frein sans quoi elle s’égare et n’en finit plus. Dans ce cas, pour l’accompagner au mieux, j’essaie de ralentir son rythme afin qu’elle puisse souffler un moment. Cela permet qu’un bord se constitue pour elle.
Quand le poème est fini, elle se met à me le dicter. Il lui arrive même d’inventer du texte qui ne figure pas sur la feuille pendant la dictée, ce qui crée encore plus de confusion. Avec sa permission, pour tenter de resserrer quelque peu cet emballement, je lui demande si je peux intervenir. Elle accepte sans problème, même si là encore, elle déborde, et je me dois de lui accorder un moment de répit.
En activité, pendant les moments de pause, Évelyne se lance dans son discours habituel, c’est-à-dire en d’interminables explications ; des récits bien souvent en rapport avec ses souvenirs d’enfance. Aussi, elle passe d’un sujet à l’autre sans transition. Comment expliquer ce besoin de tout déballer jusqu’à l’essoufflement ?
Et encore. Nous voyons des dessins et des cartes de vœux d’Évelyne fuser de toutes parts à l’adresse des résidents ainsi qu’à l’ensemble de l’équipe.
Et pourtant. Évelyne fait partie d’un spectacle depuis cinq ans. Ce qui importe le plus, c’est sa liberté de parole que nous lui accordons. Elle est même gagnée par une espèce de soulagement à pouvoir dire ce qu’elle pense. Et si cette liberté de parole offerte dans la cadre des répétitions du spectacle à venir pouvait faire point d’accroche pour Évelyne ?
Que nous enseigne l’accompagnement d’Évelyne dans notre structure d’hébergement et quelle lecture pouvons-nous en faire ? Oserions-nous établir un parallèle avec ses sacs, ses crèmes hydratantes, ses discours, ses écrits comme autant de couches, de répétitions ? Oserions-nous avancer que le travail qu’Évelyne mène à l’atelier poésie à travers l’écriture, que les récitations, que les répétitions de textes pour le spectacle, que les représentations devant un public concourent à former une boucle et constituent autant de petites agrafes, amorces de points de capiton ? Patiemment de répétitions en répétitions !