Quand une autiste rencontre sa voix – Joana Laranjeira Amaral

25 mars 2025

Quand une autiste découvre sa voix

Joana Laranjeira Amaral

Élise est une jeune femme autiste qui, à son arrivée aux Ateliers du 94, ne parlait pas. Aujourd’hui, quelques années plus tard, elle peut dire beaucoup de mots. Elle attrape la mélodie du mot et essaie de la reproduire. Quelques mots sont bien articulés, dautres moins.

Les mots quelle dit doivent être répétés par linterlocuteur. Quand on lui parle, elle a besoin de refermer sa boucle de mots : les échanges avec Élise se terminent toujours par la répétition du prénom de son interlocuteur, en concluant par son prénom à elle et par un « jai compris ». Elle arrive la plupart du temps à se faire comprendre. Néanmoins, elle ne fait pas de phrases complètes. Elle ne sait pas dire « je » ni « tu », car elle est aux deux places. Nous nexigeons pas non plus quelle dise « je » ou « tu », nous la laissons parler à sa façon. Il faut aussi lui parler lentement.

Il lui arrive de dire « pa » pour exprimer quelque chose de négatif : parfois, cest pour dire « non », dautres fois elle peut exprimer son agacement ou sa frustration à travers ses nombreux « pa ». Elle peut s’énerver quand on ne la comprend pas : elle peut répéter « pa », crier, se mettre à pleurer et elle peut éventuellement se pincer l’avant-bras et se tirer les cheveux.

Un jour, Élise est venue à latelier musique, plus précisément elle est venue chanter. Au départ, nous découvrons ensemble le micro, outil qui lui semble totalement inconnu : elle fait des « he he » dans le micro et entend sa voix à travers lenceinte tout en ayant un petit sourire aux lèvres. Nous découvrons loutil pendant 2-3 minutes. À la suite de ses nombreux « heee » dans le micro, un résident dit : « elle veut chanter Hélène de Roch Voisine ». Je la regarde, elle ne dit rien, mais me regarde dans les yeux, donc je lance la chanson. Comme d’habitude, je laisse défiler les paroles sur mon téléphone que je place devant nous. Je chante avec Élise la première chanson. Tout en regardant les paroles, elle chante : « Seul-sur-le-sable-les-yeux-dans-leau » sans faire de distinctions des mots : ils sont comme collés, et elle exprime la mélodie de cette suite de mots.

Pour moi, c’était la première fois que jentendais Élise dire autant de mots, les uns à la suite des autres, sans pour autant savoir si ce sont des mots pour elle ou juste une suite sonore. À la fin de la chanson, je dis : « bravo », et j’applaudis tout en la regardant. Elle a le sourire. Elle me tend le micro, dit : « merci », hésite à me le donner, puis me le donne effectivement. Elle applaudit, dit : « bravo » avec un sourire et va se rasseoir.

Dans la même journée, elle vient chanter La ballade des gens heureux qui sest terminée par le même petit rituel.

Le lendemain, elle revient à latelier musique. Elle chante de nouveau « Hélène », « La ballade des gens heureux » ; elle demande aussi que nous chantions « Cho-ka-ka-o » en disant « chocolat », chanson que nous avions déjà chantée ce jour-là.

Les chansons se terminent toujours par le même petit rituel : « merci », rendre le micro de façon hésitante, applaudir, « bravo », se rasseoir.

Ce qui est intéressant à relever, cest que sa boucle habituelle qui conclut l’échange par le prénom de l’interlocuteur et puis le sien suivi d’un « j’ai compris » napparaît pas à ces moments-là. Pourquoi napparaît-elle pas ? Dans le cadre de latelier musique, Élise na pas le besoin d’être comprise. Il fallait juste l’écouter. Cest donc une autre manière de ponctuer lactivité.