Les surprises de l’immuabilité – Jean-Philippe Cornet

7 août 2024

Les surprises de l’immuabilité                                                                                                                                                                                                 Illustration: La Coursive

Jean-Philippe Cornet

Bernard Pivot est mort ! Il reste son symptôme, le questionnement. Questionneur joyeux ou insupportable, il est une source d’inspiration[1]. La questionnite soutient la curiosité, amène le questionné à divulguer le secret de son travail avec l’enfant autiste, et colore de surprises joyeuses les réunions cliniques. Grâce à la bonne volonté de mes collègues, cette envie de savoir m’a permis de découvrir qu’Assia, dite autiste typique, développe un travail logique subtil qui lie l’objet, le corps et le mot. Oui, le mot !

Cette jeune fille mutique mange tout ce qu’elle trouve par terre et fait des crises pour un rien. Un rien ? Pas vraiment, elle éclate devant une frustration. Qu’est-ce qui les provoque ? Oh, encore un rien ! Que quelque chose tombe de ses mains, qu’une pièce ne s’emboite pas ou qu’elle ne soit pas à sa place, et elle explose.

Assia a l’habitude têtue de passer tous les matins dans un groupe pour y prendre un objet avant de rejoindre le sien. Il en est de même pour aller à ses séances qui, chacune, sont liées à un objet précis. Elle s’intéresse aux dinosaures chez Florence et aux Pyjamasques chez Louise. Patiemment, elle construit un espace et un temps à partir d’objets précis prélevés chez l’Autre.

Que fait-elle en séance ? Elle vide et remplit des boites les unes après les autres. Cette activité n’est pas vaine, Assia recherche des objets spécifiques qu’elle aligne et tente patiemment de faire tenir debout. Lorsqu’ils tombent, elle s’effondre. Néanmoins, elle accepte progressivement l’aide de l’intervenant et, après de nombreuses répétitions, consent à changer d’objet à sérier. Son activité répétitive se complexifie encore lorsqu’elle commence à apparier chaque personnage à un objet qui le caractérise. Ensuite, elle passe de la troisième dimension à la deuxième dimension. Elle scrute des images de catalogues de Playmobil pour en reproduire les scènes, et en désigner les différences.

Dans le même temps, Assia s’intéresse à la nourriture des autres enfants et cherche à leur prendre. Elle ne la met pas systématiquement en bouche, mais l’enfouit dans ses poches ou dans son sous-vêtement. Le travail qu’elle réalise avec les personnages touche donc à la construction de son corps autour d’un objet hors corps prélevé chez l’Autre.

Enfin, Assia nous surprend lorsqu’elle articule quelques mots. Elle nomme ses intervenant(e)s à partir de l’objet qui leur est attaché : « Dinosaure », dit-elle à Florence qui vient la chercher. Elle reproduit le cri des animaux qu’elle met en série. Bien que la structure de son langage soit nominative et univoque, ses mots se diversifient selon les objets qui l’intéressent, les dessins animés qu’elle regarde, et les expressions des uns et des autres. Ainsi, nous fait-elle rire quand nous l’entendons dire : « Il était une fois » dès que Louise ouvre un livre pour le lui lire.

Cette magnifique jeune fille nous apprend sa logique, et nous démontre que l’immuabilité ne s’oppose pas au changement. Mais qui a dit qu’un enfant autiste typique ne bougeait pas !

 

[1] Pivot B., Oui, mais quelle est la question ?, Paris, Éditions Nil, 2012.