Buvons ensemble, ma serpette est perdue – Alison Clerebaut
2 septembre 2024

Buvons ensemble, ma serpette est perdue ! Illustration : La Coursive
Alison Clerebaut
J’ai choisi un titre singulier, point d’où Émile m’a saluée lorsque je le rencontre pour la première fois, et que j’ai complètement « loupé ». Néanmoins, j’ai vite appris qu’avec Émile, une adresse « loupée » fait bonne rencontre, et qu’il ne faut pas se formaliser du ratage.
On se croise pour la première fois début 2019. Au moment de se dire au revoir, il chantonne quelque chose qui me fait penser au générique de la Famille Addams, que je reprends en sifflant. C’est un coup dans l’eau, mais accompagné d’un ricochet : Émile semble ravi et sautille de contentement. Ma réponse était pourtant à côté, mais je n’ai, malgré moi, pas loupé l’objet d’adresse : la musicalité de la langue et sa subversion, plutôt que son sens. Pour illustrer ceci, voici une anecdote datant de ma première sortie avec lui : afin qu’il m’attende en sortant de la maison, je me racle la gorge en un « Hu-hum » bien sonore. Le message passe malgré le hors-sens : Émile s’arrête et se retourne pour me regarder en souriant. Depuis cinq ans, Émile parle de moi en tant que « Alison fait Hu-hum ».
Nous commençons alors à nous voir une à deux fois par mois, pour faire relais durant les weekends où Émile est à la maison. Nous allons beaucoup dans des parcs bruxellois où il se balade avec ses mamans. Nous avons peu à peu glissé vers des destinations qui m’étaient plus familières, rencontrant cependant son point d’intérêt principal en sortie : faire aller les oies et autres volatiles dans l’eau. Pour que le monde tourne rond, tous doivent finir dans l’étang, sous peine d’être poursuivis jusqu’à ce qu’ils s’exécutent. Toute rébellion aviaire étant difficile à accepter, impossible de partir tant que tous les oiseaux ne sont pas dans l’eau. Néanmoins, aujourd’hui, Émile peut vaquer à d’autres occupations et tenter sa chance plus tard, accompagné d’un « elle va aller dans l’eau, l’oie ». Je peux également dire qu’un train – qu’Émile aime prendre pour faire le tour d’un parc – est en congé, pour nous permettre de partir sereinement, en sachant qu’il y aura une prochaine fois. L’immédiateté n’est plus de mise, et cela laisse place à une foule d’autres choses.
Émile est un artisan ; pour lui, la langue est une matière qui se travaille et se sublime pour pouvoir être utilisée. Là où il est maître, je suis encore apprentie, je fais de nombreuses erreurs et me perds souvent dans le sens commun. Émile s’en affranchit dans la mesure du possible, et construit son sens à lui. Il y a alors la part qui émeut : « Kinder Gwendo » pour Gwendoline, « Éleonoreuse » pour Éleonora, « souffler les joyeuses » lors d’un anniversaire comme lors d’un enterrement. Il y a aussi la part qui ne peut pas se réduire au mot et qui peut faire effraction, comme ce qui peut toucher aux émotions. Cette liberté vis-à-vis de la langue a un coût et demande beaucoup de rigueur de notre part, pour pouvoir « causer », en se servant de ses solutions et trouvailles.
S’il y a quelqu’un qui montre que la langue n’est pas la même pour tout le monde, c’est bien lui. Émile saisit jusqu’à quel point il peut se cogner au langage sans y laisser trop de plumes, à l’instar des oies qu’il n’a de cesse de faire plonger dans l’eau. Je pense par exemple à un jour où j’ai demandé à Émile s’il voulait réécouter « Tant qu’on aura de l’amour » : c’est crispé qu’il m’a répondu : « Il veut pas l’amour ! ». La citation a fait demande pour lui, et il s’est bien gardé d’y répondre. Quand ses mamans lui proposent de me dire au revoir, Émile vient me faire la bise sur la joue, avec un coup de langue furtif. Je le prends du côté de la blague, mais aussi d’une défense amicale face à un désir auquel il ne répond pas tout à fait, à raison.
Dans nos premières sorties en voiture, Émile était intéressé par le fait de transformer les paroles des chansons, en les remplaçant par des noms des personnes de son entourage. Pour peu que nous écoutions un disque d’un concert live, les applaudissements du public étaient rejoints par ses applaudissements à lui. Nous avions un référentiel musical précis qu’on retrouvait chaque fois. Et si je me trompais ou mettais trop de temps à comprendre, Émile « voulait le silence ». Ce genre de parenthèse nous a permis de nombreuses fois de repartir du bon pied. Il ne pouvait pas me dire qu’une chanson ne lui plaisait pas, c’était un objet à part à retrouver chaque fois, mais mon manque de discipline à noter les titres écoutés pouvait laisser de petites ouvertures d’une fois à l’autre. Aujourd’hui, Émile peut me dire les mots qui désignent les chansons qu’il aime écouter, parfois en boucle durant tout un trajet (au grand dam de ses mamans, pour certains titres qu’il exporte à la maison). Émile rythme la musique comme il l’entend, et « la musique dans la voiture d’Alison » fait lien pour pouvoir dire ensuite l’activité qu’il veut que l’on fasse quand on se voit.
Sans m’en rendre compte, j’ai mordu à l’hameçon qu’Émile m’a lancé il y a cinq ans. Il m’a vite sortie d’une mare de signifiants quelconques et m’a délicatement placé dans l’épuisette de ses signifiants à lui, que je peux partager. L’illusion de parler la même langue reste bien sûr, nous sommes tous les deux d’un bord et l’autre de la même mare. Mais lui, il sait ce qu’il veut ferrer et se régale d’une langue qu’il met à toutes les sauces, tout en étant sensible à nous y inclure et que cela fasse lien singulier entre lui et ses partenaires.