Photos de famille – Véronique Pipers
10 décembre 2024

Photos de famille
Véronique Pipers
Ali est un homme qui réside à l’hébergement des Ateliers du 94 depuis de nombreuses années. Il ne dit pas de mots, mais s’exprime et parfois crie. À l’occasion, il crie même beaucoup et se donne des coups. Il est assidu à l’atelier photographie que j’anime à l’institution. Il faut dire que l’appareil photo est son objet autistique depuis toujours.
Récemment, les cris et les coups sont devenus très envahissants. Il a été décidé de le faire admettre dans un hôpital psychiatrique de la région, pour lui permettre de trouver un peu d’apaisement et pour donner du répit aux autres résidents et à l’équipe.
Le règlement de l’institution où il est admis interdit les appareils photo. Après discussions avec le personnel hospitalier, nous avons obtenu qu’Ali puisse garder le sien, mais sans les piles.
Un mercredi, nous décidons avec un collègue de l’institution de lui rendre visite. Nous attendons dans la très petite salle des visites, une sorte de parloir pour ceux qui en ont connu l’usage.
Ali sourit dès qu’il nous voit et demande immédiatement mon téléphone. Il sort la carte mémoire de son appareil photo qu’il porte toujours en bandoulière, la pose sur la table et la photographie de très nombreuses fois au moyen mon GSM. Ensuite, il balaie l’écran de son index pour regarder les images. Il semble perplexe. Il recommence la manœuvre deux fois. Chaque fois, la déception se lit sur son visage. « À mon avis, il fait autant de photos qu’il y en a sur sa carte mémoire », me dit mon collègue. Mon franc tombe. Ali cherche à décharger les photos de sa carte. C’est un rituel que nous avons lui et moi. Au retour de la sortie photo, nous téléchargeons les images sur mon ordinateur. Je ne l’ai pas emporté, mais j’ai mon appareil photo. Je demande à Ali de me donner la carte SD, je la glisse dans mon appareil. Ali fait défiler avec une émotion palpable les photos de sa famille sur le petit écran. Il donne tous les signes de quelqu’un qui pleure.
Une fois le tour des photos fait plusieurs fois, il me demande de récupérer sa carte, la remet dans son appareil photo, range celui-ci dans sa pochette et me tend mon GSM. Il se tourne vers l’infirmier qui le ramènera à sa chambre. C’est sa manière de nous dire que nous pouvons partir.
Cette petite vignette illustre bien deux des nombreux aspects de l’éthique de travail aux Ateliers du 94 : le travail à plusieurs et l’ouverture à la surprise.