La machine à laver la voix – Iseut Thieffry
25 février 2025

La machine à laver la voix
Iseut Thieffry
Tom a une quarantaine d’années et cela fait maintenant une bonne dizaine d’années que nous nous apprivoisons au Centre de Jour, Le Pré-Texte[1]. Enfant, il aimait attraper des insectes volants et les maintenir au plus près de son oreille pour écouter le bruisement de leurs ailes. Jeune homme, il éventrait du matériel électronique ou informatique pour recueillir des roulements à billes et des tiges métalliques afin de construire des instruments vibratoires très particuliers : il fixait un roulement sur une tige, le faisait tourner tout en plaquant l’extrémité de la tige contre son cou, ce qui produisait une très discrète onde sonore qu’il écoutait attentivement et une vibration qui parcourait son corps. Orientés par cette trouvaille, nous avons mis en place un atelier où Tom pouvait, deux fois par semaine, démonter du matériel pour trouver ses précieux roulements à bille et barres métalliques. Devenir partenaire de Tom est notamment possible en s’intéressant à ce travail.
Par ailleurs, Tom peut être très angoissé lorsque le ciel se fait menaçant, lorsqu’il pleut ou qu’il vente très fort ; lorsque surgissent dans son environnement certaines voix, tonitruantes ou très aiguës ; ou encore lorsqu’il repère le son d’un violon dans une orchestration musicale. Quelque chose dans la propagation des ondes sonores a un effet immédiat sur son corps : de l’apaisement (bruissements d’ailes, sifflements discrets des roulements à billes, sons des brosses de Car Wash sur la tôle des voitures, agitation régulière de feuilles de papier) à l’angoisse paroxystique (voix tonitruantes, cris, bruits violents ou stridents).
En tout cas, plusieurs de ses inventions semblent guidées par une recherche de production de vibrations sonores apaisantes. C’est, à mon sens, ce qui l’a poussé à se rapprocher de moi lorsque je dessinais. Je n’y avais jamais été attentive : lorsque je dessine au stylo bille sur une mince feuille de papier, cela produit une vibration et une onde sonore qui siéent à Tom. Et c’est ainsi qu’après avoir répondu plusieurs fois à la même question : « Elle dessine quoi, Iseut ? », j’ai fini par le devancer en lui demandant : « Elle doit dessiner quoi, Iseut ? » et, qu’un jour, Tom a proposé : « Dessiner une machine à laver », en me donnant des indications sur les éléments essentiels qu’elle devait comporter : être grande, avoir un hublot avec des attaches et des boutons ronds. À la question « Qu’est-ce qu’on met dedans ? », Tom a proposé, pêle-mêle, les mots qui l’animent, le tracassent ou l’angoissent. Je les dessinais ou écrivais derrière le hublot. Puis, lorsqu’il se déclarait prêt, je mettais la machine à laver en marche : appuyant le stylo bille sur la feuille de papier, j’entamais des mouvements circulaires, à l’intérieur du hublot, en variant l’appui, le rythme et le sens afin de produire simultanément une variation de mouvements visuels et de vibrations sonores. Par la suite, régulièrement, Tom s’asseyait près de moi en réclamant : « dessin ! » pour lancer une petite partie de magma sonore et pictural.
Malgré son intérêt pour ces séances de « lavage de la voix », Tom n’a jamais voulu toucher le stylo bille pour produire lui-même ces apaisantes vibrations. Tom a une exécration pour tout outil qui permet de laisser une trace sur une feuille de papier. Le seul usage qu’il fait de mes stylos, marqueurs et pinceaux est de les dépiauter pour en faire des outils de calibrage pour ajuster les pièces de ses roulements.
Il y a quelques jours, après tout de même de longues années de bons et loyaux services, par jeu, je lui ai fiché le stylo bille dans la main. Il l’a tenu la pointe vers le haut, immobile. Je lui ai dit : « Ceci n’est pas une sucette » et, remettant le stylo bille tête en bas, ma main posée sur la sienne, j’ai impulsé les premiers mouvements pour qu’il se lance, seul, dans ses premiers gribouillages sonores.
[1] Le Pré-Texte est un Centre de jour pour adultes handicapés situé à Uccle. https://www.le-pre-texte.be/