ça ne va pas ! – Iseut Thieffry
13 mai 2025

Ça ne va pas !
Iseut Thieffry
Sylvestre entre dans l’institution, s’arrête devant la porte de la cuisine, lit le menu du jour : « Riz à la cantonaise », marche précipitamment vers sa place dans la salle à manger et jette à plusieurs reprises son sac à dos sur la table en maugréant. Je m’installe à sa table et lui dis qu’on peut en parler. Au bout d’un long moment, Sylvestre peut dire : « ça ne va pas ! », puis : « Encore du riz ! Toujours du riz ». Je l’interroge : « Avez-vous mangé du riz hier ? », il répond par la négative. « Avez-vous mangé du riz avant-hier ? », même réponse. « Avez-vous mangé du riz avant-avant-hier ? », même réponse : « Non ». Je m’étonne : « Il y a là quelque chose qui m’échappe ». Il répond : « Je déteste le riz ! » Qu’à cela ne tienne ! Nous allons voir la cuisinière ensemble pour lui expliquer que Sylvestre déteste le riz et, compliante, la cuisinière lui propose de remplacer le riz, à chaque fois qu’il est au menu, par des pâtes, le plat préféré de Sylvestre étant le spaghetti à la bolognaise. Pendant plusieurs semaines, ravie, je constate que Sylvestre est satisfait des repas. Or, un jour, la même scène se reproduit et, au moment où l’échange est possible, Sylvestre finit par dire : « Encore du spaghetti bolognaise ! Toujours du spaghetti bolognaise ! » Je m’interroge : si, pour un sujet autiste, être le sujet d’une énonciation est difficile, la difficulté est-elle, ou pas, la même, dans l’ordre de la pensée ? Peut-il être le sujet de son énonciation en pensées ? Et il me semble que non. J’ai cru que Sylvestre détestait le riz et je n’ai pas observé que ce qui était difficile pour lui, c’était de pouvoir penser ce qui le mettait en difficulté et qu’il avait d’abord localisé cette difficulté dans le riz, puis dans les spaghettis à la bolognaise, bref, dans ce qui relève de l’impératif dans un menu écrit.
Lorsque Tom est en difficulté, il passe de longs moments à tenter d’aligner les câbles de ses casques audio le long de la table, le long des pieds de la table et le long des lignes du carrelage. Les fils s’entortillent, forment des cercles, et Tom hurle : « Ça ne va pas ! » contrairement à son habitude quand quelque chose ne fonctionne pas où il dit : « Iseut va t’aider ». Là, rien d’autre qu’un « Ça ne va pas ! » hurlé et la menace (pour moi) d’être pincée ou mordue. Il semble qu’il s’agit là de laisser Tom localiser le « ça ne va pas ! » du côté de l’insoumission des câbles et d’accuser réception : « En effet, ça ne va pas » plutôt que de tenter de l’aider, la phrase magique n’ayant pas été prononcée.
Depuis quelques semaines, le père de Tom a pris à cœur de s’occuper de son fils, notamment de son « diabète de gros ». Pour contrôler sa glycémie, il le pique quotidiennement avec une aiguille alors que Tom, qui a une peur bleue des piqûres, n’a jamais pu être vacciné contre quoi que ce soit. Il lui interdit le sucre, le met au régime et nous informe de ces nouvelles dispositions en nous expliquant que Tom est bien conscient de la situation et docile au traitement. Au moment de la collation, Tom me demande « un coca zéro » à la place de l’habituel Pepsi citron, sans sucre, auquel il n’avait jamais renoncé auparavant, même lors d’une rupture de stock nationale et « deux Prince vanille bien cuites ». Il boit son coca et range ses deux biscuits dans un sac en plastique. Il me dit : « Tu ne manges plus de sucre. Tu vas devenir un beau jeune homme ». Au bout de quelques jours, nous constatons que Tom est tellement docile au traitement instauré par son père, qu’il se promène avec un sac en plastique qui se remplit de biscuits qu’il n’ose pas manger.
Un matin, il entre dans l’atelier et passe une bonne heure à aligner les câbles de ses caques audio, non pas en hurlant, mais en tonitruant d’une voix puissante jusque-là inouïe : « ça ne va pas ! ». Puis il vient s’installer à notre table de dessin et crie, d’une voix de plus en plus puissante, plusieurs fois : « Il est quelle heure ! Iseut va chercher ta collation ! » À peine lui ai-je apporté la collation de onze heures que Tom hurle : « Iseut va te donner ton repas ! ». Je lui explique que celui-ci n’est pas encore prêt, que rien n’est cuit, mais Tom menace : « Iseut va te donner ton repas ! » C’est un collègue qui, en le branchant sur une autre activité, a pu sauvegarder mes tympans.
Le lendemain, nous échangeons, ce collègue et moi, sur le régime auquel Tom est soumis et sur ce que nous pouvons faire, au sein de l’institution, pour accompagner Tom qui semble être en difficulté. Rien de cet échange n’échappe à Tom, qui se rapproche discrètement de nous en tendant l’oreille. Nous convenons, à voix haute, avec ce collègue, qu’ici on peut être assuré d’avoir sa collation le matin, son repas à midi et sa collation avant de partir. Lorsque je sors de la pièce, Tom me dit : « Iseut va donner un bonbon à Tom. T’en veux deux ». Je lui réponds : « bien sûr » et lui apporte deux bonbons qu’il met en bouche en me disant : « C’est sucré. Y’a du sucre » et je lui réponds : « Oui, ici on peut être tranquille avec le sucre ». Puis, constatant que je mâchouille, il demande : « Iseut mange quoi ? » Je lui réponds : « Un bonbon. C’est bon. Pour avoir de jolies fesses ». Mâchouillant de concert, Tom commente : « On ne pique pas non », je réponds « Non. Ici on ne pique pas ». Puis il dit : « Avec un p’tit morceau de sucre, un p’tit morceau de sucre » pour que j’entonne la chanson de Mary Poppins « La vie est moins amère avec un p’tit morceau de sucre ». Tom poursuit : « Ici on t’ennuie pas », « On te laisse tranquille » et « on n’est pas là pour se faire engueuler » pour que je chante la chanson de Boris Vian, ce que je fais volontiers en constatant un brusque changement dans le corps de Tom qui, de tout tendu et tout rouge qu’il était, se décontracte, sourit, et je peux à nouveau mettre mes mains sur ses épaules en chantant sans me faire ni pincer, ni mordre.
« Ça ne va pas ! » est une formule finalement au plus près de ce que vit le sujet qui ne peut pas s’énoncer, ni même se penser s’énonçant. Il est le ça, pris par la jouissance de la langue, par l’impératif du langage et franchement, ça, ça ne va pas !