Chez l’horloger. L’art de la balade – Benoît Buffin
13 mai 2025

Chez l’horloger. L’art de la balade Illustration: Aurélien Staquet, Ateliers du 94
Benoît Buffin
Michel est arrivé à soixante-cinq ans au Pré-Texte. Après avoir travaillé en Entreprise de travail adapté jusqu’à sa pension, il a demandé à rester actif et a été accepté dans notre Centre de jour.
D’emblée, nous sommes frappés par une espèce d’immobilité. Dans le groupe, il reste imperturbable malgré le bruit et l’agitation. Il paraît également figé, comme si le temps s’était arrêté. Cependant, l’heure semble avoir une fonction pour lui. Les choses doivent être ordonnées, à leur place.
D’une humeur également constante – jamais désagréable, jamais mécontent –, Michel peut poser inlassablement les mêmes questions. Il semble moins préoccupé par la réponse ou par la musicalité de la réponse que par la répétition des questions.
Nous repérons assez vite que, lors de déplacements, il cherche surtout à s’apaiser sur les coordonnées chiffrées de la destination (date et heure), le sens et la direction des trajets. à ce moment, il devient très pointilleux et demande une confirmation et une réponse très précises. Par contre, nos questions semblent parfois l’envahir ; il y répond par : « Pourquoi tu me demandes ça ? »
Ses préoccupations autour du temps se resserrent autour de l’objet montre, mais finissent par envahir tout le champ de nos rencontres. Son rapport à la temporalité est singulier : « Avant, 8 h c’était 18 h. C’était plus facile pour nous. Mais à Bruxelles, on dit 20 h pour dire 8 h. »
À partir de là et de son intérêt pour les montres et les chiffres, nous décidons de convenir avec Michel que son travail serait localisé avec moi. Depuis, nous allons régulièrement le mardi midi faire une course « chez l’horloger ».
L’angoisse et la perplexité de Michel peuvent alors s’apaiser.
Le jour de la course chez l’horloger, Michel prépare une de ses montres, souvent une épave qui tombe en morceaux. à la bijouterie, il pose ses questions avec insistance : « Pourquoi la trotteuse est arrêtée ? », « On peut mettre un bracelet métallique ? », « On peut acheter une nouvelle montre ? » Son idée n’est jamais de remplacer une partie ou la totalité de la montre, « c’est du gaspillage », mais d’ajouter des pièces à cet objet, d’y ajouter des couches réparatrices. Lors de la discussion avec le commerçant, Michel est fort animé, une certaine agitation parcourt son corps.
Parfois, le réglage n’est pas toujours facile avec Michel. Autour des montres, les choses peuvent se court-circuiter. Ainsi, il envisage d’acheter un téléphone, pour téléphoner à sa sœur, afin de lui demander de l’argent… pour acheter ce téléphone. Il reste très accroché à cette logique qui se répète en boucle.
Michel est souvent convaincu par des assertions inamovibles. Par exemple, à chaque horloger qui conclut : « Votre montre est cassée. Ce n’est pas réparable », Michel rétorque : « Ma montre est un petit peu usée ». Et il ajoute, à mon intention : « Mais Benoît, horloger c’est son métier quand même ! ». Je m’appuie sur un de ses signifiants : « C’est trop usé ». Michel tente : « Un petit peu usé ? On peut aller voir ailleurs ? »
Quand un réparateur nous dit en souriant : « Cela vous fera au moins une balade », il a pointé la logique en jeu. Là où Michel envoie balader le professionnel, il s’agit dans notre accompagnement d’envoyer promener l’angoisse, en recommençant inlassablement le même circuit du mardi midi. Mais en élargissant peu à peu ce circuit à de nouveaux horlogers.
Un jour, j’ai lancé à Michel : « Pendant combien de temps encore vas-tu m’emmener chez les horlogers pour qu’ils nous disent que ta montre est complètement cassée et la réparation impossible ? » Avec un grand sourire, il m’a répondu : « Ah, ça… Va savoir… »
Dans notre travail d’accompagnement, viser la promenade sérieuse et engagée autour des montres permet à chacun de souffler : l’angoisse de Michel diminue, et notre souhait de régler des problèmes insolubles s’efface.