Quelles conditions pour devenir partenaire de l’enfant autiste ? – Alexandre Stevens

20 mai 2024

                                                                                                                                                                                                                Illustration : Marie-Thérèse Steen – Ateliers du 94

Quelles conditions pour devenir partenaire de lenfant autiste ?

Alexandre Stevens 

Dans ce texte, je rends hommage au travail de Virginio Baio qui était psychanalyste et a été directeur thérapeutique de lAntenne 110. À partir de la clinique du terrain, Virginio Baio a théorisé pour transmettre aux autres travailleurs comment se faire partenaire de lenfant autiste tout en respectant le sujet et son désir. 

Lorsque je relis les textes de Virginio Baio, sa voix me revient en mémoire. C’est le signe que ces textes portent une énonciation forte. Cette énonciation en vise une autre, ou plutôt elle vise qu’une autre se produise qui sera un acte. La visée du travail que Virginio a toujours soutenue est celle-là. Cela revient à plusieurs reprises dans ses textes. Je le cite dans son texte sur « L’acte à plusieurs » : « nous nous faisons partenaires de ces enfants pour quils réalisent leur acte, celui de “se produire comme sujet”[1] ». 

Que ces enfants pris dans de l’automaton, des rituels, des répétitions, des silences et des absences puissent se produire comme sujet, voilà ce qu’il vise. Et il appelle cela l’acte de l’enfant. C’est qu’en effet, à se produire comme sujet il en sera transformé. C’est bien un acte avec un avant et un après. 

Pour produire cet acte, il s’agit de se faire partenaire de l’enfant. C’est en cela que c’est un acte à plusieurs. Il y a des conditions à respecter pour obtenir cela, conditions qu’il développe dans plusieurs de ses textes. 

En premier lieu, il faut rendre possible aux éducateurs de céder sur leur fantasme sans céder sur leur désir. Virginio se place à l’occasion en retrait derrière la figure du « fondateur » – ce terme revient souvent et situe le Un de l’exception. Ce terme est à la fois dans, comme un parmi d’autres, et hors de la série en étant le garant du plusieurs, dont il fait néanmoins partie. Ce fondateur dont on saisit la présence dans l’acte analytique est certes Antonio di Ciaccia, mais il est aussi le témoin que saisit Virginio pour être ce « un, à plusieurs », comme il l’énonce dans le texte « Se faire champ[2] ». C’est de ce point de garantie qu’il est possible pour chacun de céder sur le fantasme tout en soutenant le désir que l’enfant puisse advenir comme sujet. 

Deuxièmement, il faut pouvoir se mettre au rythme de ces enfants. Il faut supporter, dans le double sens du mot en français, leurs répétitions qui se produisent sans cesse et être alors présent, être un Autre qui prend acte en se réglant sur les constructions. « Grâce à l’éducateur qui a pris au sérieux cette construction de lenfant, le sujet peut vérifier sa construction, saccorder un répit et y donner suite. Il y a alors effet dinscription, d’écriture, de localisation dun savoir nouveau. Lenfant peut alors passer à des constructions plus complexes. » C’est dans le texte « Une pratique à plusieurs comme mode de réponse à la ségrégation ». C’est donc d’un progrès dans cette répétition que peut être attendue la survenue de la dimension subjective. Cela n’exige des intervenants aucun savoir particulier, mais seulement d’accepter d’être troué par les autres : « Il suffit quils veuillent travailler à plusieurs, quils acceptent de se destituer réciproquement. »[3] Cette destitution qu’accepte chacun est ainsi une condition de l’acte à plusieurs, mais aussi son effet. 

Pour ces enfants, l’autre apparait d’autant plus réel et envahissant qu’il semble vouloir quelque chose de lui. C’est la fameuse phrase de Lacan concernant les autistes, dans sa « Conférence à Genève sur le symptôme » : « Ils narrivent pas à entendre ce que vous avez à leur dire en tant que vous vous en occupez. » Vous vous en occupez, c’est-à-dire que vous leur voulez quelque chose, que vous attendez quelque chose d’eux. Pour ces enfants pour lesquels l’Autre n’est pas réglé dans le symbolique, cet Autre apparait directement dans le réel, comme envahissant, et donc ils cherchent à l’annuler ; cet autre, ils ne l’entendent pas. 

C’est là que la solution que Virginio met en avant est très pertinente. Une intervention à plusieurs qui se destituent réciproquement laisse à l’enfant la place de l’acte par la destitution de l’autre qui s’approche de lui. Il faut bien s’entendre évidemment sur cette fonction de l’intervention à plusieurs. Il ne s’agit pas d’être quelques uns avec chacun son savoir spécialisé, mais il faut que chaque Un soit destitué, dans son savoir même, par les autres, par ce champ qu’installe le « plusieurs », afin que finalement personne ne s’occupe de l’enfant, mais que tous se pré-occupent de ce qu’il peut produire, de ses possibilités de s’affirmer comme sujet. 

Alors bien sûr, il y a aussi à leur dire quelque chose. C’est ce qu’ajoute Lacan dans le même passage de texte : « il y a sûrement quelque chose à leur     dire »[4]. Qu’y a-t-il à leur dire ? Eh bien, au minimum prendre acte de leurs constructions, et puis dire ce qu’il faut pour les accompagner dans la série de ces constructions qui par avancées successives, ou sauts dans le symbolique se complexifient, et aussi trouver les mots qui apaisent lors de moments d’angoisse. Mais toujours en s’en occupant distraitement, avec les autres qui destituent ce qui pourrait être sinon envahissant. 

La réunion, espace essentiel du dispositif institutionnel, sert spécialement à ça : que chacun soit « attentivement distrait[5] », comme le dit Virginio. Très belle expression pour dire à la fois l’intensité de la présence et la légèreté avec laquelle cette présence doit être soutenue. Il s’agit de se faire partenaire du sujet et de son acte, avec sérieux, c’est-à-dire aussi en sériant les interventions. 

Il y a une troisième condition à cet acte à plusieurs, et peut-être est-ce même la plus importante. C’est l’installation d’un rapport nouveau au savoir. Pour moi, l’expression « savoir ne pas savoir » me fait toujours penser directement à Virginio qui l’a si souvent rappelée lors de débats ou soutenue dans ses interventions. Certes dans ses textes, avec la modestie qui le caractérise, il attribue aussi bien cette expression à d’autres, mais elle n’en est ainsi que plus clairement de lui. 

« Savoir ne pas savoir », comment saisir ce syntagme ? 

Je vous ferai un petit aveu : la première fois que je l’ai entendu dans la bouche de Virginio, j’en ai eu une première compréhension simple. Je me suis dit : c’est un belgicisme – ce qui m’amusait pour un Italien. Belgicisme dans le sens où « savoir » est utilisé en français de Belgique pour dire « avoir la capacité de », ce qui en français de France donnerait « pouvoir ne pas savoir ». Je me suis rapidement dit que ce n’était pas ça. Ce n’est, pour autant, pas faux non plus. C’en est un premier aspect : pouvoir se mettre dans la position de ne pas savoir. 

Après tout, c’est la position dans laquelle, comme cliniciens, nous savons tous bien qu’il faut se ranger avec les sujets psychotiques, spécialement les paranoïaques. Le savoir est de leur côté et du côté des voix qu’ils entendent. À se mettre du côté du savoir, on risque à ce moment que le sujet délirant vous suppose du côté du complot qui s’organise contre lui, dans son délire. 

Mais au-delà de pouvoir s’en tenir à cette position, c’est l’éthique analytique dans la clinique qui est mise en jeu dans ce syntagme de Virginio. Freud dit qu’à chaque cure il faut réinventer la psychanalyse. C’est-à-dire qu’à chaque fois qu’on entend un nouvel analysant, il faut l’entendre sans ce qu’on croit savoir. Dans son séminaire sur Les Psychoses, Lacan revient avec insistance sur le danger qu’il y a à comprendre trop vite[6]. Cela veut dire qu’il convient de rester sans cesse, face aux énoncés du sujet, dans cette position où le savoir est toujours suspendu afin, non de comprendre, mais de saisir la logique en jeu pour le sujet. 

C’est encore plus radical quand Lacan dit que le psychanalyste doit ignorer ce qu’il sait[7]. Cette ignorance est un savoir très particulier, c’est un savoir… ne pas savoir. Bien entendu, pour Lacan, le psychanalyste doit savoir beaucoup de choses, mais il doit aussi dans son acte oublier ce qu’il sait. 

C’est cette position que Virginio reprend pour tous les intervenants dans l’institution. Bien sûr, les éducateurs ne sont pas des psychanalystes et d’ailleurs ils ne doivent pas l’être, ils ne doivent même pas forcément être en analyse, comme le précise Virginio dans ses textes. Mais cette position d’un savoir qui consiste à oublier ce qu’on sait, et cela à plusieurs, a un effet analytique de destitution subjective pour les intervenants, laissant ainsi la place du sujet vide pour que l’enfant puisse s’en saisir. Le savoir est du côté de l’enfant et pour une part aussi du côté des parents, qui sont ainsi inclus dans cet acte à plusieurs pour faire émerger l’enfant comme sujet qui construit. Le savoir est du côté de l’enfant, mais c’est un savoir opaque qui doit devenir progressivement un savoir à construire. C’est dans ce mouvement qu’il devient sujet. 

Du côté de l’équipe, le savoir mis en retrait doit devenir un savoir calculé. C’est à cela que sert la réunion d’équipe. 

Ce syntagme de Virginio, « savoir ne pas savoir » résonne avec la question que Lacan pose sur le passage à l’analyste et sur ce qui qualifie le psychanalyste dans le transfert. Dans « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », il précise ceci sur le non-savoir où doit se tenir le psychanalyste : « Ceci n’autorise nullement le psychanalyste à se suffire de savoir qu’il ne sait rien, car ce dont il s’agit, c’est de ce qu’il a à savoir. » Ce n’est bien sûr pas une promotion de l’ignorance. Il doit même savoir beaucoup de choses. 

« Ce qu’il a à savoir – dit Lacan –, peut être tracé du même rapport “en réserve” selon lequel opère toute logique digne de ce nom. »[8] Donc, ce qu’il a à savoir, c’est de mise en réserve pour saisir la logique en jeu dans le discours qu’il entend. « En réserve » veut dire « mis de côté en quantité suffisante en vue d’un usage ultérieur[9] ». C’est un non-savoir, c’est juste une mise en réserve, et Lacan précise : « Ça ne veut rien dire de “particulier”, mais ça s’articule en chaîne de lettres si rigoureuses qu’à la condition de n’en pas rater une, le non-su s’ordonne comme le cadre du savoir.[10] » C’est-à-dire qu’à ne pas savoir, à faire de ce savoir un non-su, il s’ordonne comme le cadre logique d’un savoir.

C’est ce savoir calculé, que Virginio vise aussi dans son expression « savoir ne pas savoir », au-delà de la mise en réserve du savoir face à l’enfant. Cela laisse la place au savoir à construire de l’enfant lui-même. 

[1] Baio V., « L’acte à plusieurs », La Cause freudienne, n°41, février 1999, p. 69.

[2] Baio V., « Se faire champ », Cahiers psychanalytiques de l’Est, n°10, octobre 2001, p. 61-71.

[3] Kusnierek M., Baio V., de Halleux B., « Une pratique à plusieurs comme mode de réponse à la ségrégation », http://www.grafouillages.be/wp-content/uploads/2021/01/Compilation-essai-3.pdf, p. 144.

[4] Lacan J., Conférence à Genève sur le symptôme », texte établi par J.-A. Miller, La Cause du désir, n°95, avril 2017, p. 17.

[5] Baio V., « L’acte à plusieurs », op. cit., p. 71.

[6] Cf., entre autres, Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les Psychoses, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1981, p. 55.

[7] Lacan J., « Variantes de la cure-type », Autres écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 349.

[8] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, op. cit., p. 249.

[9] Trésor de la langue française informatisé disponible à l’adresse : http://www.atilf.fr/tlfi.

[10] Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967… », op. cit.

Les références tirées des textes de Virginio Baio se trouve également à l’adresse suivante : http://www.grafouillages.be/wp-content/uploads/2021/01/Compilation-essai-3.pdf.