De fil en fil – Caroline Labrique

25 mars 2025

De fil en fil

Caroline Labrique

Bruce est arrivé au SASJ Les Glycines. Lors de son arrivée, il est très fermé, il ne cherche pas de contact, il ne fait pas de demande.

Bruce gravite beaucoup avec, pour objet, des bouts de ficelles. Au début, nous n’entrons pas dans son circuit. Il travaille seul. L’objet renforce la bulle et cette manipulation de l’objet lui est nécessaire. Cet objet est un prolongement de lui, un repère, c’est un bord entre lui et le monde. Il agite cette ficelle, il sautille et applique à son corps le mouvement de l’objet.

Au fur et à mesure, Bruce tolère qu’on soit partenaires. Nous parvenons à prendre l’autre bout de la ficelle avec laquelle il est en train de travailler pour l’aider à passer d’une pièce à une autre, pour se mettre en miroir avec lui et ainsi essayer de créer du lien. Arrive ensuite le moment où l’un de nous lui propose d’accrocher les ficelles ensemble. Ce nouage des ficelles est inaugural. Cela ouvre la perspective d’accrocher les objets et les personnes, entre eux/elles. Bruce rit quand on tire sur une ficelle, là où avant il s’en servait « tout seul ». La ficelle passe dans le champ de l’Autre. Bruce accroche les ficelles à des objets, il fait des cercles avec les ficelles, il se place dans les cercles et cela en devient des circuits. Les ficelles servent maintenant à s’accrocher, et plus uniquement à sautiller. Ça l’a amené à s’accrocher à l’autre. Et puisque l’autre peut être accroché à la ficelle, il le supporte, il rit. L’autre se met à exister.

Aujourd’hui, passer par le fil permet de créer du lien. Lorsqu’on se met en miroir avec lui (en tenant l’autre bout du fil, en le secouant et sautillant comme lui), une connexion s’établit au niveau du regard. Il rigole et nous regarde. Bruce est aussi demandeur de sensations (gravité, mouvement…) et les vivait seul auparavant : il sautait dans le fauteuil, mettait sa tête à l’envers, tournait sur lui-même… À présent, il peut venir nous chercher et réclamer nos bras : nous faisons « des acrobaties » avec lui, il rit et en redemande. Du lien se crée.

Un jour, Bruce s’est blessé. La longue et douloureuse attente pour être soigné fut surmontable grâce au lien construit sur base de son objet favori : il pouvait utiliser la cordelette de mes clés, mais aussi mon corps pour se mettre en mouvement ou se lover si besoin. Le fil de ma voix a également pu aider Bruce à traverser ce moment. Les objets « ficelle, corps et voix » ont fait bord pour lui. À son retour, je l’entends pleurer et j’entre dans la pièce pour demander ce qu’il se passe. Bruce se retourne alors, me voit, arrête de pleurer et court dans mes bras se lover comme lors des soins. Quelque chose se passe à ce moment-là, comme si nous bouclions cet incident, avec le lien possible déployé ce jour-là.

Au SASJ Les Glycines, nous nous orientons de la psychanalyse lacanienne appliquée à l’institution. Nous partons de la singularité de l’enfant et dans le cas de Bruce, d’un bout de ficelle. La rencontre avec cette orientation éclaire le fil de mon désir de travail d’une façon nouvelle.