Ici, on n’apprend rien – Véronique Pipers et Claire Watteyne

13 mai 2025

Ici, on n’apprend rien. Quand l’art fait symptôme dans la névrose.

Véronique Pipers et Claire Watteyne

« Le mystère de ce qui vous échappe un peu, voilà la vraie beauté. L’absence de toutes les clés de la porte d’entrée. » Michèle Destarac

Nous vous proposons, avec ma collègue Claire qui n’a pas pu se joindre à nous, de parler d’Anouk.

Anouk a cinquante-six ans, elle est trisomique. Elle a grandi dans une famille que l’on peut qualifier de traditionnelle. Un papa, une maman, un frère jumeau, un autre frère et une sœur. Depuis son arrivée dans l’institution il y a trente-trois ans, Anouk fréquente l’atelier Arts plastiques.

Katty Langelez-Stevens, responsable clinique aux Ateliers du 94, le souligne ; Anouk n’est pas psychotique, mais plutôt de structure névrosée. L’art fait symptôme chez elle depuis l’enfance et lui permet de s’évader du carcan familial et de faire lien social. À l’institution, elle entretient des amitiés solides et se cache souvent pour qu’on la cherche. Le lien est crucial pour elle et l’art un moyen de se lier à l’autre.

Ses œuvres sont d’un style baroque qui tranche avec l’ordre impeccable qui règne dans sa chambre et dans sa famille. Elle a pu libérer son geste pictural, à l’opposé de son éducation. Son style est très affirmé. Peu importe le sujet traité, la technique ou même l’époque de production, on reconnait ses œuvres. Les traits qui étaient au départ propres, lisses et ses zones de couleurs définies très nettement deviennent au fil des ans de plus en plus flous. Elle n’en reste pas moins appliquée dans son travail, porte des gants lorsqu’elle utilise le pastel sec – elle n’aime pas se salir les mains –, puis elle nettoie méticuleusement sa table, et souvent tout l’atelier.

Anouk, peu importe son humeur, peu importe l’intervenante, travaille chaque jour à l’atelier. Lorsqu’elle va moins bien, elle éprouve le besoin de dire quelques mots sur son mal-être et que l’intervenante présente l’écrive. Depuis peu, elle reprend les mots écrits à ces occasions sur ses dessins.

Anouk travaille en séries. Sous une apparente confusion, elle sait très bien ce qu’elle veut. Elle appelle, « Claire, viens voir », « Tu veux des couleurs Anouk ? », « Noir ». Quand elle est à l’étape du noir et blanc, pas la peine de lui proposer des couleurs. Elle a une facilité pour travailler les clairs-obscurs et les contrastes, elle fait ses mélanges elle-même.

Je croise Anouk dans les couloirs de l’institution, elle m’aborde, me prend dans ses bras et se love dans les miens : « Bonjour ma chérie, je t’aime bien. Tu as vu ? » Elle désigne une de ses peintures accrochée au mur. « C’est moi », dit-elle. La peinture est pour elle un moyen de capter le regard et l’attention. Le lien avec elle est physique, il passe par le corps ou par l’œuvre qu’elle a produite. Le regard de l’autre la fait exister, lui donne consistance. Lorsqu’elle s’investit dans un spectacle de danse, elle s’écroule juste après la représentation. Comme si sans les regards des spectateurs, plus rien ne la tenait.

Il y a peu de mots chez Anouk. Elle ne participe qu’aux ateliers qui mobilisent le corps. Elle ne peut pas mettre de mots sur ses productions. Si on lui demande ce qu’elle a dessiné, elle montre son modèle ou bien dit « c’est vous », ou encore cite des couleurs ou la technique qu’elle a utilisée. Souvent, elle dit « c’est pour vous ». Donner, faire plaisir, être en lien avec l’autre.

Je regarde son œuvre, je la félicite. L’étreinte peut alors se relâcher. Car, oui, il n’est pas rare que nous prêtions notre propre corps à ces sujets dont les bords sont flous. À nous de les border de notre corps, de nous prêter physiquement à leur projet, de les laisser faire de nous l’usage qui viendra soutenir leur production. Loïc, pourtant très tonique, s’appuie de tout son corps sur le mien dans la camionnette et s’empare de mon bras quand il veut aller faire des achats à l’épicerie. Noam se sert de la main de ma collègue Tania pour désigner ce qu’il veut. Léa reproduit en miroir mes gestes à l’atelier photographie. Arrimé à mon bras, Hicham oscille de gauche à droite pour supporter l’attente et se sert de mon corps comme balancier. Ils font de nous leur double.

Pour qu’un bouger puisse advenir du côté du sujet, l’intervenant doit occuper une place la plus discrète possible, mais solide. Être présent, mais pas trop. « Attentivement distrait ». Écouter, observer, pour être là et rebondir sur ce qui survient. Ou pas. Ne pas attendre de résultat, mais se rendre disponible à la surprise. Ne pas chercher à enseigner notre art. Je repense ici à Jacki Zielenski, psychanalyste et superviseur aux Ateliers du 94. À la suite de la présentation clinique d’une collègue ukrainienne qui s’en sortait très bien avec l’un de nos résidents autistes bien qu’elle manie moins que nous la langue française, il avait souligné la beauté du mot « étranger » et la nécessité sans doute de nous « étrangériser » tous à la langue, fût-elle maternelle. Il me semble qu’il en va de même quand nous animons des ateliers. Il est sans doute nécessaire de s’étrangériser à notre art pour éviter d’imposer un savoir ou de comprendre trop vite, mais laisser jaillir l’invention propre au sujet puisque c’est de son côté qu’est le savoir. « Un savoir-faire pourrait s’en dégager offrant au sujet la possibilité d’un accord avec le monde à partir de sa singularité. (…) Avoir une pratique devient nécessaire, devient un style de vie. »[1]

À rebours du discours managérial ambiant de la société et de l’évaluation qui visent la réduction du sujet, faire le pari de l’Art en institution relève de l’acte politique. Aux Ateliers du 94 Asbl, en réponse à ce courant, nous tenons compte de l’invention singulière de chaque sujet au travers de ses productions. Je cite ici Alexandre Stevens, psychiatre et psychanalyste, fondateur de l’institution Le Courtil : « Il est beaucoup plus intéressant de prendre ces jeunes à partir de leurs productions qu’à partir de leur déficit. (…) Les productions, c’est d’abord ce qu’ils disent, c’est ensuite ce qu’ils font, en actes, en gestes, en constructions. Ce qu’on appelle leurs symptômes, les productions des sujets par rapport aux difficultés qu’ils rencontrent avec l’Autre, dans le monde, avec leur propre jouissance, leurs pulsions, ce qui les déborde. (…) On essaie de réfléchir à ce que ça veut dire, non pas comme sens auprès du jeune, mais dans l’économie du sujet : qu’est-ce qu’il est en train de produire là ? Que cherche-t-il avec ça ? Cela nous permet d’avoir les repères qui nous permettent de tolérer, arrêter ou pousser, soutenir un certain nombre de ces productions. »[2]

Voilà en quoi consiste notre pratique ; mettre l’accent sur la singularité du sujet plutôt que sur le déficit. Loin de proposer une institution et des ateliers pour tous, nous proposons une institution et un atelier par sujet. La rencontre du sujet en tant que tel est la finalité de notre accompagnement quotidien de la personne en situation de handicap psychique. Cette rencontre se fait au un par un. Aucun chemin n’est valable pour tous ni à tout jamais. Il nous appartient de quitter la posture féroce du pédagogue qui détient un savoir à transmettre afin de rendre les êtres conformes à ce que l’on attend d’eux, pour habiter le corps d’un intervenant qui « fait offre de soi-même comme outil »[3] afin de découvrir un savoir chez le sujet, par le sujet lui-même.

Pour conclure, l’art a permis à Anouk de dépasser l’angoisse d’être confrontée au monde extérieur. Si au tout début, lors des vernissages, elle allait se cacher aux toilettes, malade physiquement, car envahie par le trop d’émotions ou par l’attitude de sa mère qui la réprimandait de n’avoir pas obtenu le premier prix – elle disait « pétoche moi » –, avec le temps et l’accès à une pratique artistique non normative, elle a pu s’ouvrir au monde et à l’Autre, vivre dans une institution qu’elle a investie comme un espace de liberté, protégée des injonctions maternelles et sociétales, et habiter son corps et la cité, à sa manière singulière.

Houdeng-Goegnies, le 21 septembre 2024

BIBLIOGRAPHIE

BARTHES, R. 1980 La Chambre claire Note sur la photographie, éd. Gallimard

FREUD, S. 1930 Malaise dans la civilisation, traduction inédite, éd. Payot

MILLER, J.A., MILNER, J.C. 2004 Voulez-vous être évalué ?, éd. Grasset

SONTAG, S. 2021 Sur la photographie, éd. Christian Bourgois

 

[1] Orrado I., « La médiation artistique, un au-delà de la pédagogie », Cliniques méditerranéennes, 2019/2 (N° 100), p. 201 à 2013.

[2] Stevens, A., Lectures de psychanalyse pour notre temps avec la librairie Ombres Blanches, à Toulouse, les 8, 9 et 10 avril 2016.

[3] Orrado I., « La médiation artistique, un au-delà de la pédagogie », op. cit.